"Interpréter n'est pas seulement traduire d'un langage à un autre langage, ni non plus fixer le sens d'une parole en signification thématisée. C'est permettre que le sens se meuve et circule sous les expressions diverses et multiples qu'emprunte le langage pour lui donner corps et vie." Marc-Alain Ouaknin. Concerto pour quatre consonnes sans voyelles. Pages 207-3§, PAYOT 2003

dimanche 4 mai 2008

LES HOMMES DE L'OMBRE IX

CHAPITRE NEUF

Non cogito, sed sum

Il souffle un vent léger. Avec les bruissements des feuilles des arbres qui tombent une à une, j’entends des voix lointaines qui résonnent comme des échos dans mes oreilles…

- Mais oui, me suis-je dit après un moment de réflexion ! J’ai déjà entendu ces refrains quelque part. Ce sont les éternelles berceuses que ma mère, me portant sur son dos, chantonnait pour me faire dormir. Ce sont ces cris de bonheur que mon père poussait à plein gosier lorsqu’il me balançait dans les airs pour me rattraper avant que je ne touche le sol en jouant avec moi.

Mon Dieu, combien je jouissais de joie !

Simplement, beaucoup d’enfants n’ont pas pu vivre ce bonheur. Ceux avec qui ils pouvaient découvrir d’aussi tendres et précieux instants de bonheur n’ont plus été là quand ils en avaient vraiment besoin. Ils étaient tout seuls faisant dans leurs frocs sans un cœur paternel pour leur donner la force de lutter pour la vie, sans une âme maternelle pour leur donner le bol d’amour suffisant pour la parfaire.

Je ne pense pas, ce n'est pas moins vrais que je n'existe pas.

Ici, je pense à Hyacinthe Sanou, un jeune homme de quarante trois ans, qui vient de quitter cette terre, laissant derrière lui, la vie et ses mystères, la pauvre Sindja toute seule avec ses deux enfants, le petit Jean-Baptiste et la petite Flora.

Vous savez, il y a des moments de la vie où vous avez envie de crier à vous déchirer les cordes vocales, de monter sur les toits et d’ameuter l’univers tout entier sur votre sort malheureux, tant votre douleur est injustement gigantesque.

Mais nous sommes obligés, par je ne sais quel être inhumain, de regarder impassible le sort qui se joue lâchement de nous. Peut être que nous ne savons pas qu’il y a après cette vie terrestre, une vie de félicité. Soit. Mais pourquoi alors, s’il n’avait déjà pas décidé de lui-même d’être sur terre selon les écritures, faut-il qu’on lui impose des conditions pour qu’il puisse entrer dans le paradis ?

Comme ces deux enfants, ceux de mes sœurs et beaucoup d’autres orphelins que je ne puis nommer ici, je les entends résonner du fond de mon âme angoissée, ces cris. Et je les ressens présents dans mon cœur blessé, ces pauvres enfants sur lesquels sont indélébilement gravés des souvenirs pleins d’amours que leurs pères leur ont laissés.

Et je me demande ce que deviennent les restes de ceux qui ont perdu dans ce décor leurs vestes, je me demande ce que deviennent ces orphelins qui restent seuls, abandonnés à leur propre sort, lorsque leurs parents ont déserté malgré eux ces champs de bataille qu’est la terre des hommes.

Comment est-ce qu’un enfant de quinze ans, je pense à Nina, ma nièce, peut prendre et assumer seul la responsabilité de ses frères et sœurs ?

O Dieu ! Si tu vois cela, fais que les hommes de bonne volonté puissent les aider du mieux qu’ils peuvent afin de résorber la misère des orphelins sur la terre !

Des larmes coulent de mes yeux lorsque je regarde là-haut et que je vois dans les cieux s’avancer gracieusement des nues, qui se tortillent en se déplaçant. Ils prennent des formes bizarroïdes qui me ramènent en mémoire des têtes des ombres connues.

Kunga-kunga. C’est ainsi qu’en son jeune âge, je la désignais pour l’embêter. C’était ma petite sœur, Landu, l’une des plus belles fleurs terrestres. Yà Nzuzi, ma grande sœur, l’une des femmes qui faisaient fléchir les hommes les plus machos à leurs pieds. Elles ne sont plus là pour me répondre.

Hyacinthe m'avait promis de passer me voir vendredi soir après sa dialyse, mais il n’avait pas pu venir au rendez-vous: Dieu avait obligé le médecin de le retenir parce que son heure avait sonné et qu’il devait lui rendre son âme.

Après plusieurs pourparlers avec toute la junte céleste, dimanche à deux heures du matin Hyacinthe la lui a rendue sans rancune. Hélas ! Mais pourquoi la lui avait-il donnée, cette âme, pour la lui retirer en si peu de temps?

Je scrute cet espace plein d’un vide sentimental, cette cour, scène de théâtre tragédique où Dieu, jouant à cache-cache avec les hommes, laisse le diable et ses anges convoler avec tous leurs amours.

Je sonde tous les recoins de toutes les villes de cet Eden où les roses sont nées pour être abandonnées à elles-mêmes à fin de vivre les choses qui leur ont été destinées. Il n’y a rien. Pas une ombre de mes amours.

C’est maintenant que je vois comment, à la tombée du soir, sombrent les hommes ambitieux et leurs espoirs !

Car notre seule ambition, au-dessus de toute autre aspiration, est de vivre. Simplement et pour l’éternité. Est-ce là notre péché ? Vivre sur terre ? Est-ce là notre erreur ? Si notre existence n’est pas la volonté du Créateur, tout ce qui est écrit est faux. Pourquoi me blâmer alors lorsque je dis que je n’ai pas choisi d’être ? Pourquoi me blâmer lorsque je parle de la sorte ?

De Dieu, au sujet de sa création bien aimée, j’entends l’homme, je n’ai pas envie de justifier l’injustifiable. L’injustifiable étant que l’on vit une vie que nul homme n’a choisie. Je me répète à dessein. Puisque c'est Dieu qui avait fait son plan et nous a créés à sa ressemblance afin que nous vivions les choses pour les quelles il nous avait destinés.

L’homme se rend compte de sa vie et de son existence le jour où il en prend conscience comme disait monsieur Descartes.

- Je pense, donc je suis !

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